La presse de L'âge des comptoirs


 

Froggy's Delight


Concert poétique et théâtral écrit Jacques Courtès, mise en scène de Stanislas Grassian, avec Nitya Fierens, Germain Fontenaille et Jacques Courtès.

Avec "L'age des comptoirs", Jacques Courtès présente le,deuxième opus d'une saga autofictionnelle qui explore les différents âges de l'homme à travers une écriture d'essence poétique.
Le premier volet au titre explicite, "Carnet d'enfance",délicatement tricoté avec les bribes mnésiques invoquées etrevisitées par l'homme mûr et la complicité de la musicienne Christine Kotschi, fleurait bon les bancs de l'école, les grandes vacances et les plaisirs simples d'une vie de découvertes et d'émotions sensibles qui s'imprimaient à jamais dans les champs nostalgiques de la mémoire et que la mise en scène de Stanislas Grassian révélait comme une dentelle arachnéenne.
Poésie libre et musique sont de nouveau au rendez-vous pour cette deuxième époque mais dans une déclinaison rythmique bien différente. Car, capette vissée sur l'oreille, jeans, baskets et T-shirt XXXL, rock garage à faire péter les amplis, l'adolescence déboule sans crier gare avec un corps qui change, dictant sa loi, et qui doit s'apprivoiser et son univers sous haute tension placé sous le signe de l'ennui etde la désespérance.
Du premier bouton d'acné à la première fois, scandé par un texte, au verbe aussi tumultueux que tendre, slamé, proféré et chanté, ce road movie dans les contrées désertiques et dangereux de l'adolescence, parfois tentée par le refuge dans des paradis artificiels, trace le chemin violent des incertitudes et des rêves.
Un road-movie en forme de spectacle pluridisciplinaire symbiotique très réussi avec Stanislas Grassian à la mise en scène et aux lumières - qui à chaque nouvelle création atteste d'une large palette chromatique et d'un vrai attachement à l'écriture de l'auteur - qui colle à cette tempête juvénile.
Jacques Courtès, en dadais embarrassé par un corps trop grand et des pulsions trop neuves encore pour lui, le musicien auteur-compositeur Germain Fontenaille et la comédienne, chanteuse et danseuse Nitya Ferens sont les excellents médiateurs de ce passage tourmenté qui augure de la vie, cette "traversée peuplée de jalons humains".

 

M.M
www.froggydelight.com

 

Les Trois Coups


Au bout du comptoir : l’enfer

 

Pour la quatrième année, le festival Un automne à tisser vient réjouir la scène du Théâtre de l’Épée-de-Bois. Quatorze spectacles sont proposés par des compagnies qui, pour l’occasion, mettent en commun leurs moyens respectifs. Avec « l’Âge des comptoirs » de Jacques Courtès, créé par le collectif Hic et Nunc, la trame est posée, sombre et superbe…

 

Au comptoir du Longchamp comme dans n’importe quel rade obscur, « au zinc le Formica voisine le chrome, auprès des rances désespoirs naissent les plus belles amours ». La beauté côtoie le sordide, et la poésie la vulgarité, la brutalité. Alcool, flippers, motos, filles : tout un monde, avec ses créatures hésitantes, sortes de zombies au regard vide. « Adolescence, désespérance. » Dans ces non-lieux, des jeunes gens voient leurs corps s’agiter, comme des marionnettes insoumises, secouées par une rage extrême. Y a-t-il une issue à ce trou noir empli de cris, un espoir pour cette jeunesse qui se cherche ? Le texte de Jacques Courtès ne nous le dit pas, mais les étranges adolescents de la pièce semblent faire écho à un malaise qui déborde la période délicate qu’ils traversent.

 

Car ce sont des jeunes dans la peau d’adultes, au langage d’adultes. Incarnés par des comédiens au physique mature, les personnages frappent par leur ambiguïté, proche de la monstruosité. Leur langage, d’une poésie déchirante, tranche avec leur énergie primaire évacuée en tourbillons, en gestes brusques et sauvages, dirigés vers des forces invisibles. Ils sont deux hommes et une femme qui semblent se battre contre leurs démons intérieurs, contre ceux qui ont déjà absorbé leurs visages et figé leurs traits en une expression abstraite, vaguement mélancolique. Cette sensation naît d’un jeu qui est loin d’être uniforme, mais dont toutes les nuances tissent une profonde tristesse. Tout est bon pour exprimer ce manque qui ronge le sourire des grands enfants. Aussi chacun a-t-il sa façon à lui de faire sortir sa peine, de la poser sur le comptoir.

 

Nitya Fierens danse la déroute de la fille un peu débauchée qu’elle interprète. Elle chaloupe la peine de celle qui va d’homme en homme, en quête d’une caresse salutaire. Sensuelle, violente aussi, elle évolue tantôt seule, tantôt en couple : elle est la grâce des ténèbres, qui contraste avec le jeu des deux autres comédiens, plus grave. Comme des bêtes en cage, Germain Fontenaille et Jacques Courtès tournent sur scène et hurlent en musique, rudoyant la batterie et s’excitant à la guitare. Rock, hard rock, slam, mais aussi chanson française, tiennent lieu de cri, de parole et de poème pour les deux acteurs et pour Nitya Fierens, qui, à travers son chant, nous montre qu’elle a décidément tous les talents. Porteuse du même message que le charme des mots, la musique ne participe pas d’un concert, mais d’une mise en scène habile qui tient de la symphonie, composée à partir de la sensibilité de chaque acteur, et de l’alliance des arts en présence.

 

Polyphonique, cette scénographie de Stanislas Grassian excelle à faire affleurer la complexité des êtres qui se démènent sur scène. L’espace, laissé nu à l’exception d’une batterie, tapie au fond de la salle comme une menace, est une arène où s’affrontent les passions. Et où les corps se dessinent avec netteté, et se font décors en même temps que sujets. D’ailleurs, la première partie du spectacle a des allures de tableau de genre : les protagonistes y sont anonymes, englués dans un malheur social et générationnel. Mais on quitte tout d’un coup le tableau. Les trois personnages entrent en contact, se frôlent, s’étreignent. C’est l’heure de la rencontre, des premiers émois amoureux. Et des échecs. La rupture du rythme initial est bienvenu. La pesanteur s’apaise, laisse place au sourire et, peut-être, à l’espoir. Il n’empêche qu’une gêne persiste : cet âge des comptoirs si parfaitement dépeint, on ne peut croire qu’il concerne seulement l’âge ingrat, tant il fait écho à un mal-être général. En un mot : nous voilà conviés à un somptueux séjour en enfer. 

 

Anaïs Heluin