Sofia Douleur


Froggy's Delight


Comédie dramatique de Laurent Gaudé, mis en scène par Nitya Fierens, avec Claire Germain, Charlène Ferès, Manuel Lemaître, Mathilde Le Quellec, Olivia Manissa Panate, Francis Scuillier et Amandine Voisin.Pour une de ses premières mises en scène, Nitya Fierens, 21 ans au compteur, comédienne, danseuse, chanteuse formée au jeune Institut Supérieur des Arts de la Scène, ne manque pas d'ambition.Et, ses partis pris dramaturgiques sont à la mesure de la prise de risque consistant à porter à la scène "Sofia Douleur" de Laurent Gaudé, romancier et dramaturge qui, au fil de ses oeuvres, tresse d'une plume puissante et d'un souffle poétique une mythologie personnelle nourrie de récits initiatiques, d'épopées mystiques et de quêtes métaphysiques.En effet, pour ce texte qui aborde, dans le registre du théâtre de récit, le thème de la féminitude à partir de l'histoire d'une femme, née fille sensuelle dans un royaume matriarcal archaïque et dévasté qui attendait un fils reconstructeur, qui, abandonnée, mutilée et exilée de l'intérieur, part à la recherche de son identité et de sa féminité dans un monde résolument hostile, elle a choisi d'y plaquer une autre discipline, celle de la danse, qu'elle considère comme véhicule privilégié du rapport au monde.Huit comédiens, en justaucorps noirs pour une pluralité d'interprétation du même personnage, parmi lesquels se démarquent Mathilde Le Quellec et Charlène Férès, sont donc réunis sur le plateau pour un spectacle théâtro-chorégraphique qui fait un peu le grand écart entre Isadora Duncan et le Living Théâtre et qui laisse accroire qu'elle appartient à cette jeune génération qui, dans une tendance ambiante au revival, découvre le théâtre d'avant garde des années 70 qui, comme toutes les avant-gardes, est très connoté.Cela étant, de beaux moments et une efficace gestion de l'espace la hissent au rang des talents prometteurs et donnent envie de la suivre sur d'autres aventures. 

M.M 



Un fauteuil pour l'orchestre


La pièce Sofia Douleur de Laurent Gaudé creuse la chair avec ses mots,elle la caresse, l’enveloppe, la malmène et nous l’offre. L’auteur confronte plusieurs sortes de chairs afin de nous éclairer sur l’état de notre humanité et de notre morale : il s’agit autant de « chair belle dans sa dignité, à la chaire du dos, de la nuque, que de la chair là où elle est le plus chair, et donc le plus mort » P.P.Pasolini


Il parvient, avec une poésie intense, à mettre le doigt sur des sujets sensibles : Sofia, née, projetée du ventre de ses trois mères ; celle-ci aime jouer avec son sexe, explorer son corps. Les mères devant ce spectacle, qu’elles qualifient d’obscène, la mutilent et la bannissent.
S’ensuit, pour Sofia, une longue errance à l’intérieur et tout autour des hommes. Elle va tenter de comprendre son corps, sa chair qui ne peut vivre sans jouissance, son existence condamnée. Nous traversons, dans l’écriture, plusieurs mondes, plusieurs voix qui s’élèvent pour mettre à nu des problèmes qui sont toujours tabous à notre époque : l’excision, la virginité avant le mariage, les maladies sexuelles, les besoins et les envies du corps, le diktat sur la perfection des corps féminins de moins en moins
humains…Derrière tous ces sujets se cachent la plus simple des questions : comment une fille devient femme avec toutes les restrictions morales de notre société et où le Sexe, paradoxalement, y est omniprésent ?
« Tout autour de nous, il n’y a que du sexe.(…) Les kiosques à journaux nous regardent avec obscénité. Tout autour de nous, il n’y a que du sexe. »
La jeune compagnie Les mauvaises herbes ont placé leur exigence decréation très haute ! Ce texte poétique et d’une densité peu commune demande qu’on le serve simplement et parfaitement. Les mots, les envolées lyriques et les images suffisent : toutes touches personnelles,ajoutées par la metteuse en scène, risquent bien d’entacher ce texte si riche.
Les partis pris de Nitya Fierens sont pourtant fins et à propos : quelques images très belles nous ravissent comme les corps des trois mères se tordant de douleur avant l’accouchement, la naissance de Sofia, le corps sensuel et gonflé de plaisir qui s’élève jusqu’à la jouissance. Mais il y a trop de formes d’expressions (danse, chant, claquettes) qui ne paraissent pas vraiment nécessaires, trop d’images qui viennent se superposer au texte, trop d’images qui ne vont pas tout à fait au bout (comme pour l’excision de Sofia).
Servir un texte magnifique dans la simplicité la plus pure est bien sûr ce qu’il y a de plus difficile au théâtre. La comédienne Mathilde Le Quellec amène cela parfois dans son jeu simple, maîtrisé et sensible : c’est dans ces moments là que le texte prend toute sa dimension. Ce spectacle fait entendre l’écriture de L.Gaudé, parvient à nous faire sentir des atmosphères et des mondes différents.
C’est un travail de qualité pour cette jeune compagnie qui n’a pas eu froid aux yeux de s’attaquer à ce texte. On attend leur prochaine création,peut-être dans une forme un peu plus simple et maîtrisée.


Camille Hazard


 Les Trois Coups

« Sofia Douleur » : le conte d’un monde qui tangue.


Dans le cadre du festival Un automne à tisser, la compagnie Les Mauvaises Herbes présente pour la première fois la dernière pièce de Laurent Gaudé, « Sofia Douleur ». Mis en scène par Nitya Fierens, ce conte moderne nous saisit d’effroi, tant le sordide de celui-ci a d’échos avec notre réalité.

 

Si l’univers sombre qui se déploie sur scène, peuplé d’ombres rampantes et de cris enragés, n’est pas l’Apocalypse, il y ressemble à s’y méprendre. Lois naturelles, lois sociales : tout y a été dévasté. Ne restent sur la surface de la terre que des spectres fous, et des monstres obsédés par des vestiges de morale trop fragiles pour s’y raccrocher. Dans ce monde obscène, les enfants naissent de plusieurs mères, sans amour pour leur progéniture, et grandissent dans l’indifférence, livrés au hasard. C’est le cas de Sofia, au nom défiguré par ses trois mères déçues de n’avoir pas eu un garçon ; au sexe mutilé aussi, l’enfant manifestant dès ses premières heures un goût immodéré pour la jouissance. Sofia Erdberg de Bersagliera devient alors Sofia Douleur. Comme stigmatisée par ce nom qui est un gouffre, qui ne désigne aucune identité, Sofia est propulsée dans la ville, parmi les hommes.

 

La progression de Sofia, sorte de voyage initiatique vers l’affirmation de soi, se fait en quatre étapes, bien différenciées par la mise en scène de Nitya Fierens : celle de l’enfance au château, de l’errance dans la ville, du voyage de l’« autre côté », et enfin du retour au foyer maternel. C’est le mode de communication des corps, la chorégraphie que forment leurs déplacements, qui rend sensible l’évolution de l’héroïne, sa lente descente vers la mort. Isolée, incomprise du début à la fin de la pièce, elle occupe toujours une position marginale sur scène, exclue du mouvement qui rassemble les autres personnages. Mais cette exclusion connaît des degrés : bien que seule, comme comprimée entre ses trois mères et sa nourrice, Sofia enfant danse, et sa sensualité irradie. Cela jusqu’à la blessure infligée par les mères, et le cri désespéré de la jeune fille : « Je suis Sofia coupée. Quelque chose me manque que je ne sais pas nommer ».

 

Dévorés par leurs appétits sexuels

Une fois dans les rues de la ville, Sofia est comme paralysée. Des êtres, tous plus indéfinissables les uns que les autres, virevoltent autour d’elle en des rondes prédatrices. À cet égard, la danse n’est pas une simple fantaisie de mise en scène : elle exprime le rapport au monde du bateleur, du criminel reconverti en saint… qui jalonnent l’itinéraire chaotique de Sofia. Dévorés par leurs appétits sexuels, par leurs instincts pervers, ces créatures semblent alors ne plus avoir d’âme, et n’être qu’un corps, malade. Tous vêtus de collants et de justaucorps noirs, les acteurs se différencient à peine les uns des autres : ils se meuvent en une masse informe, de laquelle ressort parfois un détail, une parole qui nous permet de les identifier. Le jeu des comédiens atteint un onirisme absolu lors de la troisième phase du voyage de Sofia Douleur. Après avoir quitté la ville, qui la rejetait pour la monstruosité de ses désirs, elle passe de l’« autre côté » du monde, où elle rencontre « la Grande Molle ». Le choix de faire de cette entité étrange une sorte de chenille humaine, formée par plusieurs comédiens, suggère avec force l’invincibilité du mal qui ronge la société.

 

Car, si onirique soit-elle, cette création propose une vision alarmiste de notre monde. Au-delà de l’évidente réflexion sur les conditions de vie des femmes, qui peinent dans la pièce à être à la fois sujets et objets de désir, un regard critique est porté sur les relations sociales dans leur ensemble. Le traitement des personnages traduit un malaise, une dislocation de l’individu et, par conséquent, de la société. À l’image de la figure maternelle qui est incarnée par trois personnes, le rôle de Sofia est lui aussi pris en charge par plusieurs actrices. La pétillante Amandine Voisin, qui ouvre la pièce, laisse place à la sensuelle Charlène Ferès, parfaite en femme effrayée par sa propre lubricité. Claire Couture, Mathilde Le Quellec et Olivia-Manissa-Panatte se succèdent ensuite, à une vitesse soutenue, celle de la chute de Sofia dans un univers hostile, et dans sa propre folie. Cette Sofia qui n’est jamais la même, ni jamais elle-même, qui se dédouble au moindre choc, est plus un symbole qu’un personnage. Le symbole d’un monde qui tangue, d’une humanité qui vacille. 

 

Anaïs Heluin

www.lestroiscoups.com